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Ephèm'arts
8 mars 2014

1984 ★ Paris, Texas, de Wim Wenders

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A la recherche du temps perdu

          Dans la première partie de sa carrière, le réalisateur allemand Wim Wenders considérait que toutes les histoires avaient déjà été racontées et s'était résigné à tourner des films à propos de la mort du cinéma. Un film comme Nick's movie en témoigne, mettant en scène à proprement parler la mort d'un cinéma cher à Wenders, celui de Nicholas Ray dont il filme les derniers jours. Le réalisateur prenait même souvent position, soit pour promouvoir un cinéma moderne détaché de tout récit dans L'Etat des choses, soit pour contrer une industrie commerciale prenant le pas sur l'art des images dans Lisbon Story. Paris, Texas est non seulement son premier film américain indépendant (après une expérience tyrannique avec Hammett) mais il est le symbole de la réconciliation de Wenders avec les histoires. Aidé par son scénariste et ami Sam Shepard, Wenders nous embarque dans les paysages désertiques de l'Ouest américain pour nous faire vivre une aventure déchirante.

          A Terlingua au Texas, un homme erre dans le désert, l'air perdu et manifestement à la recherche de quelque chose à boire. Sous cette chaleur écrasante, l'individu s'évanouit. Cet homme, c'est Travis. Il a erré dans le désert depuis quatre longues années et n'a pas prononcé un mot depuis. Son frère Walt, venu de Los Angeles, le rejoint et découvre que Travis a pour seuls biens deux photos : l'une de son ancienne compagne Jane et de leur fils Hunter ; l'autre d'un terrain vague et asséché. Walt apprend plus tard que cet endroit est situé à Paris, au Texas, où Travis pense avoir été conçu. Walt, qui a recueilli Hunter, se met en tête de réunir père et fils, même si Travis ne semble pas décidé à quitter sa vie sauvage. Commence alors un voyage à travers l'Amérique qui aura pour seuls buts la réunion des êtres et l'expiation des fautes passées.

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          Paris, Texas s'inscrit d'abord dans l'air du temps. Par la réintégration de Travis dans un monde urbain, Wenders porte un regard accusateur sur ses personnages, ancrés dans une société de consommation où l'image règne. "La montée et l'inflation des images à la fois dans le monde extérieur et dans la tête des gens", élément récurrent du cinéma d'après-guerre selon Gilles Deleuze, touche le plus fortement le personnage de Walt. L'image est présente dans sa vie quotidienne, puisque Walt est poseur d'affiches publicitaires. La première fois qu'il apparaît, un building se trouve derrière lui, mais cette immeuble froid et gris n'est en fait qu'un tableau. Une grande photographie de Barbra Streisand, grande icône de la culture populaire américaine, le sépare de la caméra. Walt est bel et bien ancré dans un monde d'images extérieures, qui influent sur son être intérieur, guidé par des clichés. Son idée de la famille est stéréotypée car il pense former avec sa femme Anne la famille parfaite. Lorsqu'il vient chercher Travis en plein milieu du désert, il préfère prendre l'avion pour écourter le voyage. 

           Ce mode de vie semble s'être répercuté sur Hunter, qui refuse que Travis vienne le chercher à l'école sans voiture. Le petit garçon s'avère être un fan de Star Wars, puisqu'il dort dans des draps à l'effigie du film et joue avec des figurines. Lorsqu'il voit sa mère pour la première fois dans le film de vacances, il déclare que “ce n'est pas vraiment elle, ce n'est qu'elle dans un film, il y a très longtemps, dans une galaxie très lointaine.” Seul le fou, que Travis croise sur le pont, semble conscient du monde qui l'entoure, celui-ci annonçant une invasion extraterrestre apocalyptique : “Ils vous envahiront dans vos lits, vous arracheront à vos saunas, vous tireront hors de vos belles voitures de sport ! Il n'y a nulle part, absolument nulle part dans cette vallée oubliée de Dieu qui portera le nom de Zone de sécurité !”. Ce régime d'images publicitaires, cinématographiques ou simplement stéréotypées, relève de la culture populaire américaine et influe sur la perception que les personnages se font de leurs proches.

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          Selon Peter Buchka “chez Wenders, le malheur, s'il n'est pas le simple fruit du hasard, arrive toujours pour la même raison : les hommes voient et pourtant ne voient pas. Ils ont trop d'idées fausses et trop peu de rêves justes.” Hunter, d'abord hostile à Travis, se décide à l'appeler “Papa” seulement à partir du moment où il a pu se faire une image de Travis en tant que père, c'est-à-dire après l'avoir vu dans le film de vacances prendre soin de lui. C'est aussi à ce moment-là que Travis décide de se construire une image de père modèle et se met en quête du smoking parfait. Le costume trouvé fait son effet, participe de la crédibilité de l'image de Travis en tant que père puisque Hunter accepte de le suivre à la sortie de l'école. Travis commence ainsi une entrée progressive dans la société de consommation en acquérant petit à petit plusieurs biens matériels : après avoir déclaré vouloir ressembler à un père riche, celui-ci s'achète une voiture, utilise un talkie-walkie, aide son frère dans la pose d'affiches publicitaires et consomme de l'alcool dans un bar. Un panneau publicitaire accompagne même Travis lors de sa fuite finale affichant le slogan “Together we make it happen”, signe de ce que Travis laisse derrière lui et de sa sortie de la société.

          Influencé par un consumérisme certain, Travis se met également en tête de refonder une famille. Il montre à Hunter les photos de ses parents, de son passé qui rendent compte de la mort de son enfance, d'un impossible retour. Travis doit désormais construire son propre rêve américain. Les deux photographies qui l'ont accompagné dans le désert témoignent de sa volonté de retrouver un temps ancien et de revenir à ses origines mais représentent aussi sa conception d'un idéal familial. Le terrain à Paris pourrait être l'endroit d'un recommencement, où Jane, Hunter et lui pourraient former à nouveau la famille heureuse d'autrefois. Ces photographies font coexister le passé (ce que Travis a perdu et l'endroit où ses parents l'ont conçu), le présent (ce que Travis veut retrouver à ce moment-là) et un futur plus ou moins imaginaire. Le film de vacances est en cela révélateur : le passé surgit dans le présent, la mort d'un temps heureux surgit de l'image pour mieux influer sur le présent. Il fait prendre conscience aux personnages de ce qu'ils veulent réellement : se retrouver les uns les autres. Le film va donc pousser Travis à partir à la recherche de Jane, qui réside manifestement à Houston.

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          Durant deux séquences de peep-show, les retrouvailles de Travis et Jane sont représentées d'une manière qui bouleverse les codes du classicisme. Ils sont séparés par un miroir sans tain : ils ne peuvent donc pas se toucher, ni se voir mutuellement (Travis est le seul à voir Jane, puis le processus s'inverse), ni communiquer directement, mais par le lien d'un combiné de téléphone. C'est pourquoi la reconnaissance de Travis par Jane n'a pas lieu la première fois, mais lors de la deuxième séquence, lorsque Travis, dos au miroir, décide de raconter à Jane leur propre histoire. Le passé de Travis, ainsi que la raison de son mutisme, deviennent ainsi limpides aux yeux du spectateur. Une fois que Jane a reconnu Travis, elle se rapproche du miroir pour tenter d'apercevoir son visage et prononce le nom de son ex-compagnon de vie. C'est alors que celui-ci se retourne, ce qui donne lieu à une fusion des reflets des deux visages sur le miroir, marquant ainsi les retrouvailles du couple, sans contact physique ni contact visuel direct.

          Travis demande à Jane de retrouver Hunter. Il peut désormais partir, se refusant le droit de faire partie d'une famille qu'il a lui-même détruite. Le message vocal qu'il laisse à Hunter en guise d'adieu témoigne déjà de sa fuite : Travis n'est plus qu'une image appartenant au passé dans les consciences de Hunter et de Jane. Bouleversé par sa rupture avec Jane à cause de sa vision erronnée des choses, Travis a vécu reclu dans le désert durant quatre années, seul et muet. Sa culpabilité le mène une nouvelle fois à fuir la société, à s'extirper d'un régime d'images auquel il ne veut plus être soumis et à se dérober devant la possible réalisation de son propre rêve américain. Son personnage, porté par un Harry Dean Stanton poignant, est une véritable figure d'anti-héros. Il permet un revirement moderne, puisqu'il se donne pour but final de réunir sa famille sans vouloir en faire partie, alors qu'une résolution classique aurait réuni les trois personnages afin de les faire commencer une nouvelle vie ensemble. Travis “renonce en montant à la fin dans sa voiture et s'éloigne dans le crépuscule comme les héros des westerns le faisaient autrefois, à cheval, une fois leur travail accompli – éternellement sans repos, éternellement sans patrie” (Peter Buchka, Wim Wenders). 

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Ry Cooder - Paris, Texas

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